LE LIVRE DE LA SEMAINE. A travers le destin de trois compagnons d’infortune, l’autrice sénégalaise dresse une radiographie d’un monde où les laissés-pour-compte se comptent par millions.

Les premières lignes du Trio bleu, le nouveau livre de l’écrivaine sénégalaise Ken Bugul, frappent par leur simplicité : dans la pénombre d’une chambre, un homme s’éveille et va ouvrir sa fenêtre. « Il regarde le ciel et pense à son voyage. Il est âgé d’une trentaine d’années. Il s’appelle Góora. Il est jolof-jolof. Ici, à Réewma, le pays où il se trouve, cela se voit. Il est tout noir. C’est un immigré. » Tout se passe comme si, dans le bleu infini du ciel, s’écrivaient le passé comme les rêves d’avenir du héros.
Deux temps et deux espaces cohabitent en Góora. D’un côté il y a « Réewma », en Occident, où il vit depuis plusieurs années et où, grâce à son travail de plombier, il a accumulé patiemment de quoi faire construire une maison dans son pays d’origine. De l’autre côté se trouve la terre d’avant, le « Jolof », qui a vu naître Góora et où il s’apprête à retourner enfin, avec les moyens d’épouser « la plus jolie fille du monde », sa bien-aimée Jóojo.
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Pour supporter les vicissitudes de l’exil et en particulier la méfiance de la population de Réewma à l’égard des immigrés, Góora recourt à la lecture et au compagnonnage de ses voisins d’immeuble, François et Suleiman, deux oiseaux blessés comme lui par les fracas de la vie. En retournant chez lui, le jeune homme compte bien refermer la longue parenthèse vécue loin des siens pour s’ouvrir enfin à un avenir radieux. Mais il n’est pas au bout de ses surprises.
Traumatismes
D’abord empreint d’une sobriété factuelle, Le Trio bleu laisse rapidement affleurer une tonalité différente. Ken Bugul semble peu à peu convier ses lecteurs à la lecture d’un conte. Mais un conte moderne, grinçant et sans morale, dont les protagonistes symbolisent tous les individus qui, dans le monde contemporain, peuvent connaître brusquement l’insécurité, la fuite et l’errance.
Ainsi en est-il de Suleiman, l’homme effarouché dont l’attitude trahit les traumatismes passés. « Tous les jours, il était dans ses délires, parlait aux étoiles et aux oiseaux suspendus entre ciel et terre. Il n’aimait pas sortir de l’immeuble. Il disait craindre de voir des oiseaux bloqués entre le ciel et la terre, verser des larmes de sang qui inonderaient les rues. » Incapable de répondre aux questions de Góora, Suleiman se contente d’offrir à ce dernier des présents de papier.
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François a lui aussi connu l’adversité. Profondément atteint par des années d’incarcération à la suite d’une erreur judiciaire, il tente malgré tout de se retrouver une place. Mais comment y parvenir en dépit du sentiment « qu’on entrait dans une prison pour une condamnation et qu’on en ressortait condamné à nouveau par la société pour y être allé. La prison marquait à jamais. »
Góora enfin complète le trio. Parti pour laver la honte de s’être retrouvé orphelin sans ressources, à la charge d’un oncle, il a payé son exil au prix fort : « Que le migrant meure dans le désert ou dans les océans et les mers, contre les murs hauts, sur les barbelés pointus, peu importait. Partir était l’acte qui faisait déjà recouvrer sa dignité. Le migrant mort en route était salué et les langues déliées disaient de lui qu’il était mort pour l’honneur des siens, pour soigner la honte. »
Intérêts financiers
A travers les destins de ces trois compagnons d’infortune, Ken Bugul dresse une radiographie d’un monde dans lequel les laissés-pour-compte, où qu’ils vivent, se comptent désormais en millions. Partout, semble-t-elle dire, les êtres humains se heurtent aux difficultés politiques, sociales, économiques et environnementales.
« Nous sommes dans un monde où règne le système du profit, de l’égoïsme, du mépris, de l’indifférence et de la mythomanie. Et des sangsues sucent le sang amer des peuples », déclare François lors d’une discussion. Mais c’est bien Ken Bugul qu’on entend derrière son personnage, celle qui, pour ce onzième opus comme dans ses œuvres précédentes, s’emploie à dénoncer les avatars des sociétés contemporaines, oublieuses des valeurs anciennes et régies par les intérêts financiers.
La romancière dresse ici un tableau crépusculaire du futur, écartant même l’espoir d’une relève par la jeunesse : « Cette jeunesse représentait un danger potentiel et était une proie facile pour les recruteurs de casseurs, d’armées parallèles et de milices. Le fanatisme religieux et le terrorisme se chargeaient du reste. Cette jeunesse était une bombe à retardement. »
Mais son pessimisme se teinte malgré elle d’une lueur d’espoir : celle que donne la force d’une écriture poétique et de phrases scandées comme autant d’incantations. Le verbe, le livre et la création ne demeurent-ils pas, au bout du compte, l’espace ultime de la résistance au malheur ?
Le Trio bleu, de Ken Bugul, éd. Présence africaine, 256 pages, 13 euros.
Magazine Homonyme