Il est temps de porter la contradiction aux militants pseudo-révolutionnaires qui instrumentalisent l’antiracisme pour vendre leur soupe idéologique.

Être dans le corps de l’autre notre couleur de peau ne devrait jamais être vue comme une arme

Par Diana ABDOU.

Rédactrice en chef

En 1949, l’Unesco lançait un programme mondial de lutte contre le racisme piloté par des intellectuels comme Claude Lévi-Strauss ou Michel Leiris. La déclaration finale proclamait que les théories relatives à la notion de supériorité raciale étaient scientifiquement et moralement infondées. Soixante-dix ans après, la « race » n’a pas disparu. Les discours haineux font même un retour en force dans les paroles politiques médiatiques et sur les réseaux sociaux. Au-delà des discours, inégalités et discriminations subsistent dans l’accès au logement ou à l’emploi.

Pourquoi, malgré l’invalidation scientifique de la notion de « race », cette dernière continue à avoir une influence sur la vie de millions de personnes ? Entretien avec Patrick Simon, démographe à l’Institut national d’études démographiques (INED) et spécialiste des discriminations. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont Le Racisme et la discrimination raciale au travail (AFMD, 2018), écrit avec Anaïs Coulon et Dorothée Prud’homme.

En soixante-dix ans, comment a évolué l’expression du racisme en France ?

Patrick Simon En 1949, au moment de la rédaction du programme de l’Unesco, les théories d’infériorité raciale circulaient ouvertement dans la vie politique et sociale. Puis, l’expression publique du racisme envers les personnes non blanches a disparu progressivement grâce à l’intervention éducative et aux lois antiracistes.

Le racisme actuel se manifeste à bas bruit. On ne dit plus ouvertement : « Tu es noir, et c’est pour cela que tu es moins intelligent. » Mais certaines pratiques, moins revendiquées et souvent peu conscientes, reposent sur les mêmes représentations stéréotypées et sur des préjugés fondés sur la couleur de la peau. Elles peuvent jouer au moment d’embaucher ou de louer son appartement. Il s’avère donc plus compliqué de repérer et de dénoncer ce racisme insidieux, pratiqué parfois par des personnes qui revendiquent des convictions antiracistes.

Le Noir, à certains moments, est enfermé dans son corps. Or, « pour un être qui a acquis la conscience de soi et de son corps, qui est parvenu à la dialectique du sujet et de l’objet, le corps n’est plus cause de la structure de la conscience, il est devenu objet de conscience.

«Personne n’est né avec de la haine envers l’autre du fait de la couleur de sa peau, ou de son origine, ou de sa religion. Les gens doivent apprendre à se haïr, et s’ils peuvent apprendre à haïr, ils peuvent apprendre à aimer, car l’amour jaillit plus naturellement du cœur humain que son opposé.»

Nelson Mandela traçait ainsi sa vision de l’humanité, une espérance qu’il offre aujourd’hui en héritage.

Cet «apprentissage» de la haine de l’autre se trouve exacerbé quand la crise économique se manifeste dans toute sa force et fournit des prétextes bien connus des chercheurs : la peur de perdre son emploi, subtilisé par l’étranger; l’affadissement des solidarités, dont témoignent les crispations autour du consentement à l’impôt; les inquiétudes quant à la pérennité du système de protection sociale; la stigmatisation d’un assistanat social.

L’ensemble de ces souffrances, dans le sillage d’une crise économique d’ampleur, peut engendrer un repli identitaire et la désignation bien commode de boucs émissaires.

L’expression du rejet de l’autre n’est pas supportable, dès lors qu’elle porte atteinte à la liberté d’être de celui qu’elle stigmatise, l’enfermant dans une singularité physique ou confessionnelle.

De quelle liberté s’agit-il quand on réduit l’autre à une simple différence, au lieu de percevoir cet universel, ce fonds commun d’humanité qui nous relie les uns aux autres dans une seule race, la race humaine ?

Cette exigence du blanc comme référentiel n’est-elle pas aussi la préoccupation, apparemment bien plus ordinaire que les manifestations du racisme hostile, de celles et ceux qui refusent tout débat sur les imprégnations de l’idéologie des couleurs dans nos mentalités collectives et de ce que cela produit d’une systémique de privilèges ?

Le tout premier des privilèges, c’est de ne pas avoir à savoir ni à penser que l’on en a : c’est le confort de croire à sa seule valeur individuelle et ses seuls mérites pour expliquer sa condition. C’est ne pas avoir besoin de s’affirmer pour être accepté et c’est exercer malgré soi, une forme d’autorité.

C’est disposer notamment de l’autorité qui permet de distinguer le « différent » à partir de sa propre « normalité » impensée. C’est pouvoir alors être dans une posture de magnanimité quand on promeut une « diversité » qui entend inclure les « différents » (de soi) en bénéficiant d’une écoute sociale d’emblée plus attentive pour une parole réputée plus juste et plus universelle que lorsque ce sont les « différents », soupçonnés de défendre d’abord leurs intérêts, qui s’expriment.

L’avenir de la lutte contre le racisme est précisément à l’inversion de ce paradigme : ce ne sont pas les « différents » que l’on doit désigner, c’est ce qui fait le référentiel de normalité et de centralité à partir duquel on fabrique la « différence » que nous devons mettre en cause.

C’est le blanc, ce faux incolore, qu’il est nécessaire d’enfin regarder en face, avec toute la lucidité qui s’impose pour admettre qu’il porte les traces d’un modèle d’inégalités systémiques. Autrement dit, ni culpabilité ni déni : les Blancs ne sont pas les colons ouvertement racistes d’il y a un siècle et demi, mais les Noirs et les autres populations racisées demeurent stigmatisées et discriminées par la persistance d’une idéologie des couleurs dans la perception des différences. Ce n’est donc pas à partir des intentions des Blancs qu’il faut d’abord penser le racisme, mais à partir de l’impact d’une culture infusée de racisme qu’il faut appréhender la condition des personnes qui en sont les victimes.