Les sextoys de dernière génération sont désormais présentés comme de banals outils wellness et vendus au même rayon que les cosmétiques. Une bonne nouvelle pour notre « santé sexuelle » ?

Depuis une décennie, toutes les stars ou presque sortent une gamme de maquillage, de skincare ou de soins capillaires, Jennifer Aniston et Ellen DeGeneres étant les dernières à avoir dégainé. Mais ceci est déjà du passé. La star des années 2020, elle, crée… son sextoy. Un créneau qui n’est donc plus réservé aux grands noms de l’industrie pornographique. La chanteuse britannique Lily Allen a ainsi lancé une version de voyage du fameux Womanizer, le plus connu du secteur. L’actrice Dakota Johnson, vue dans « Cinquante Nuances de Grey », est investisseuse et codirectrice créative de la marque Maude, qui propose des bougies parfumées et des vibromasseurs.
La mannequin, actrice et productrice de prosecco vegan Cara Delevingne trouve aussi le temps d’être DA de Lora DiCarlo, un label qui propose un large éventail de joujoux haut de gamme pour tous les types de sexualité. Gwyneth Paltrow, jamais en reste sur le sujet, en a sorti deux, même si ceux-ci sont plutôt classiques et sans surprise. Bref, le sextoy est la nouvelle palette de make-up. « Pour une célébrité, c’est une manière maligne de monétiser sa fin de carrière, estime Clémentine Gallot, coauteure de “La Charge sexuelle” (First Éditions). Le sextoy présenté comme outil de bien-être me paraît être l’acmé du phénomène. » Ces engins sont devenus d’un coup plus visibles : outre-Atlantique, on les trouve chez Anthropologie ou sur le site Goop, comme une extension des tisanes déstressantes et roll-on de jade. En France, Sephora distribue depuis l’automne les sextoys de la marque Smile Makers, ainsi que des huiles, lubrifiants, lingettes intimes…
On peut donc shopper son accessoire sexuel de la même façon que sa lotion exfoliante. Même si cela ne rend pas pour autant ces produits plus accessibles, la plupart des marques affichant des prix élevés, l’engouement autour du clitoris ne devrait pas s’arrêter de sitôt. « On estime qu’en 2025 le marché mondial de la “sex tech” pèsera 30 milliards de dollars, affirme Amandine Ranson, directrice de la communication France de la marque Lelo. L’année 2020 a d’ailleurs été charnière : entre mars et juin, pendant les confinements, les ventes ont bondi de plus de 185 % dans la région Europe, Moyen-Orient et Afrique. Aujourd’hui, 90 % des clients sont des femmes. Le sextoy est en train de devenir leur meilleur ami. » Mais si ce phénomène enrichit les actrices et les revendeurs beauté, qu’est-ce que cela change pour nous ?
try { new KwankoSDKLoader.getSlot(“S4F2295763111D23”); } catch(e) {}DE PIGALLE À GOOP
Exit l’univers de l’érotisme. L’orgasme est désormais marketé comme le masque hydratant, c’est-à-dire en tant qu’étape indispensable du self-care. La marque Maude a pour intention de faire du sexual care une partie de votre routine bienêtre », déclarait ainsi Dakota Johnson au « Vogue » américain en novembre dernier. Il est dit du plaisir qu’il fera du bien, voire maintiendra en meilleure santé. Sur la boutique en ligne de Gwyneth Paltrow, Goop, le sextoy est classé sous l’onglet « santé sexuelle ». Et l’actrice lance également cet automne un complément alimentaire pour relancer la libido féminine, un sujet sur lequel l’industrie pharmaceutique s’est plusieurs fois cassé les dents, les « Viagra au féminin » n’ayant pas eu beaucoup plus d’effet que les placebos. Mais cette « santé sexuelle » dont tout le monde parle, au fait, c’est quoi ? La définition est très large. « Cela inclut la santé mentale, émotionnelle et physique.
Être en bonne santé sexuelle, c’est aussi connaître son corps et savoir ce que l’on aime ou non. C’est une sexualité sécurisée, c’est-à-dire sans pression, consentie, sans drogue, en se protégeant des MST, avec du plaisir. Et, bien sûr, être en bonne santé sexuelle ne veut pas dire que l’on a une activité sexuelle. Le plus important est de savoir ce qui nous convient, sans souffrances », rappelle la Dre Marion Aupomerol, gynécologue responsable de la consultation santé sexuelle à l’hôpital Gustave-Roussy. Une définition bien plus large que la vision simpliste d’un orgasme régulier qui serait synonyme de bonne santé. D’ailleurs, les scientifiques ne savent pas vraiment quelle est la fonction de l’orgasme féminin. Il a longtemps été jugé utile pour favoriser la conception et « pousser » le sperme vers l’ovule. Depuis 2016, on dit surtout qu’il serait un bon moyen d’entretenir son plancher pelvien et donc de lutter contre les fuites urinaires. Plus largement, l’activité sexuelle a été étudiée depuis longtemps : elle pourrait rendre les cycles menstruels plus réguliers, et la libération d’hormones (endorphines et ocytocine, notamment) a des effets antidouleur, influe positivement sur notre humeur… et même sur notre système immunitaire. Mais, à notre connaissance, nulle étude n’a comparé la santé globale (physique et mentale) de femmes qui se masturbent à celle de femmes qui ne le font pas.
VERS UNE MONÉTISATION DE NOS ORGASMES ?
Si les marques s’emparent du sujet, c’est peut-être parce que le discours autour d’une sexualité positive n’a pas été assez porté par les pouvoirs publics. « En France, la prévention a longtemps été orientée autour de la mise en garde, de la contraception, des MST, par exemple, note la Dre Aupomerol. C’est un message primordial, mais on a oublié de parler de plaisir, de connaissance de son corps. C’est enfin en train de changer. » Sous couvert d’empowerment et de « positivité », l’industrie de la wellness opère sur la sexualité la même OPA que celle qu’elle a menée sur la santé globale ces dernières années à grands coups de compléments alimentaires. Pour les vendeurs de bien-être, être en bonne santé ne signifie plus « ne plus être malade », mais « être au maximum de ses capacités », voire « être la meilleure version de soi-même ». Et optimiser sa santé sexuelle signifierait jouir régulièrement. Le risque, bien sûr, c’est de créer de nouvelles injonctions. Alors, trois orgasmes par semaine, sinon tu as raté ta vie ? « On dit un peu facilement que les femmes sont passées au cours de l’histoire de l’interdiction à l’injonction de jouir. Ce n’est pas tout à fait vrai, nuance Clémentine Gallot.
Il y a des siècles, on disait déjà qu’il fallait que la femme jouisse, même si c’était corrélé à la reproduction. Cela a été proscrit au XIXe siècle, puis c’est redevenu une préoccupation avec la révolution sexuelle, même si ce sont surtout les hommes qui en ont profité. La période actuelle est ambivalente, puisque la répression et l’injonction coexistent. » Paraître plus belle, se sentir mieux et jouir plus efficacement – les trois piliers de l’actuelle industrie du bien-être – sont étroitement liés : finalement, se faire injecter de l’acide hyaluronique, pratiquer le yoga et s’offrir un vibromasseur, c’est très cohérent. « L’injonction de plaisir est un dérivé des logiques capitalistes de l’amélioration de soi et du corps, rappelle Clémentine Gallot. Les femmes subissent une pression pour réussir leur vie sexuelle et donc tout expérimenter. Mais cette consigne pèse principalement sur les épaules des femmes hétéros cis. Ce sont elles qui s’occupent du “care” dans leur couple, et si elles sont célibataires, elles le font dans l’optique de se rendre désirables sur le marché conjugal. Il faut maîtriser la technique, mais pas trop, sous peine d’être victime de slut-shaming. » On est bien loin de la pause détente sous la couette. Mais ne jetons pas le vibromasseur avec l’eau du bain : ces engins peuvent être utiles. D’ailleurs, certains outils de rééducation du périnée ne sont pas très loin des accessoires dédiés au plaisir.
Le site Périnée Shop (perineeshop.com) propose ainsi des galets vibrants et autres boules de geisha à côté des produits conventionnés par l’assurance maladie. Les médecins peuvent aussi recommander des accessoires dans le cadre de consultations, en sexologie comme en gynécologie. « Nous accompagnons parfois certaines patientes avec ces objets, souligne Camille Bataillon, sexologue clinicienne et cofondatrice de la plateforme Mia (mia.co), qui propose des rendez-vous en ligne. Mais ils ne sont certainement pas une solution miracle. Travailler son rapport au corps avec ses mains et ses doigts me paraît une première étape indispensable. » On l’aura deviné : l’aspirateur à clito n’est pas aussi nécessaire que le dentifrice, même s’il est nettement plus agréable. « Certaines patientes ont l’impression qu’elles doivent posséder plusieurs sextoys pour ressentir un plaisir ultime qu’elles idéalisent, continue la sexologue. Cela les amène parfois à passer à côté des sensations agréables qu’elles ressentent. Il faudrait repenser notre définition de l’orgasme ! N’oublions pas que le désir sexuel est très variable selon les personnes et les moments de la vie. » En somme, il nous appartient de ne pas laisser les marques définir ce que sont les sexualités épanouies. Heureusement, la discipline est en pleine expansion : le diplôme universitaire « santé sexuelle pour tous.tes » vient ainsi d’être créé le mois dernier à la Sorbonne. À destination des soignants et des enseignants (entre autres), il a pour but de développer les connaissances autour du sujet.

SEXTOY TROPHÉE
Concrètement, les stimulateurs de clitoris ont profondément modifié ce marché dit de la « sex tech ». Leur prix est justifié par différents paramètres : la douceur et la qualité du silicone, la possibilité de varier ou de contrôler les vibrations, voire de connecter l’appareil à un autre, l’option waterproof ou autochauffante, l’absence de bruit, etc. Les fabricants promettent de la performance et de la facilité. Fortes de cette efficacité, de nombreuses marques ont développé un discours d’empowerment, avec plus ou moins de subtilité – sur sa page dédiée à Lily Allen, le site Womanizer nous enjoint : « Soyez forte et indépendante ». « Il y a parfois une tentative de récupération », dénonce Elvire Duvelle-Charles, cofondatrice de la série documentaire “Clit Revolution” (à voir en replay sur france.tv) et du compte Instagram @clitrevolution.
Certaines marques ont tenté de se rapprocher de personnalités féministes. On a aussi vu des initiatives surprenantes, avec un sextoy qui “aiderait à surmonter la douleur des règles” – en fait, c’est le cas de tout orgasme. » Aujourd’hui, les fabricants s’aventurent autant sur le terrain de l’empowerment (comme par exemple la nouvelle marque baptisée « Puissante »), que sur celui de l’inclusivité. Le slogan phare est donc le plaisir pour tous et toutes. Sur leurs sites, on découvre des visuels indiquant que leurs marques ne s’adressent pas forcément à des personnes en couple, cisgenres, hétéros, valides, jeunes, blanches. La boutique Passage du Désir lance d’ailleurs cet automne un coffret spécial senior. Et si le fond a changé, la forme aussi. Tous ces objets sont beaux : Maude propose un vibro à la teinte kaki que ne renierait pas un créateur de mode de l’école d’Anvers, et la marque japonaise Tenga, spécialisée dans les sextoys pour hommes, commercialise dans sa gamme femme Iroha un coquillage nervuré si joli qu’on aimerait bien afficher sa réplique en porcelaine dans notre salon.
Plus forte encore, la maison Biird a conçu un aspirateur à clitoris qui fait aussi office de lampe de chevet, pour qu’il puisse être exposé sans que se devine sa fonction première. Il est même vendu sans l’étui opaque qui protège et cache souvent ces engins. Gwyneth Paltrow a elle aussi conçu le sien de façon à ce qu’il soit « beau sur une table de nuit », dixit son site, Goop. Mais en interview, l’actrice refuse de dire si elle l’a utilisé… Le vibro a (presque) gagné ses lettres de noblesse.
INTIME COSMÉTIQUE
Portées par l’explosion du marché de la « fem tech », dont on estime qu’il va croître de plus de 13 % d’ici à 2026 (d’après le bureau Research & Markets), les innovations en matière de cosmétiques intimes explosent. Et les lingettes, huiles et autres savons ne sont plus réservés aux rayons de la pharmacie. Au niveau réglementaire, les fabricants de cosmétiques peuvent facilement créer des produits destinés à la zone externe – la vulve uniquement – à condition de passer des tests spécifiques pour s’assurer qu’ils soient compatibles avec les muqueuses. (Pour créer un lubrifiant interne, le processus pour se plier à la réglementation est plus compliqué et coûteux.) Mais l’actif star du moment, c’est le CBD, la molécule non psychotrope issue du cannabis. Largement utilisée en cosmétique, on la retrouve désormais dans bon nombre d’huiles de massage « planantes » pour la vulve ou même sous forme à avaler, afin de remédier aux douleurs menstruelles. Rappelons tout de même que notre sexe ne nécessite pas une routine sophistiquée. Les gynécologues répètent à l’envi que le vagin est formidable : il s’autonettoie. Ils préconisent également de rincer la vulve à l’eau, nul besoin de lingette. C’est uniquement en cas d’inconfort que les savons intimes peuvent être utiles pour modifier le pH – et on recommande avant tout de consulter un médecin pour comprendre la cause.
PÉNÉTRATION DÉTRÔNÉE
Les fabricants de sextoys (et, en ce moment, surtout les fabricantes) l’ont enfin compris : les femmes ne se masturbent pas seulement via la pénétration. Et les formes phalliques mega-volumineuses s’effacent, au profit de jouets centrés sur le clitoris-roi. Mais on revient de loin, car Freud considérait le plaisir clitoridien comme un sous-orgasme. En 2000, le premier sextoy mainstream, le Rabbit, popularisé par « Sex and The City », puis les jouets vendus par Sonia Rykiel, dans l’univers du luxe, à partir de 2002, ont commencé à changer la donne. Mais il a quand même fallu attendre 2017 pour voir les premières représentations du clitoris dans les manuels scolaires. « Aujourd’hui, on ne parle plus d’orgasme “vaginal“ mais “par voie interne”, puisque c’est le clitoris que l’on stimule à travers les parois du vagin, rappelle Elvire Duvelle-Charles. Sur le marché des sextoys, on voit ainsi beaucoup de formes non phalliques, rondes, comme des galets.
Cela ne veut pas dire que la pénétration n’existe plus, mais l’offre s’est diversifiée. » Parmi les grands responsables de ce bouleversement, la marque allemande Womanizer, qui, en 2014, a inventé le stimulateur du clitoris sans contact, qui fait varier la pression d’air et crée des orgasmes très rapides. « Avant, on se limitait à des godes et des vibromasseurs, rappelle Elvire Duvelle-Charles. “L’aspirateur à clito” a permis une prise de conscience. Et il plaît beaucoup, car on le pose au bon endroit et on ne bouge plus. » Ces nouveaux sextoys participent sans doute à la redéfinition des relations sexuelles, avec ou sans partenaire. « Certaines patientes me confient qu’elles ont des douleurs lors des rapports. Mais il s’agit souvent de souffrances lors de la pénétration. Or, la sexualité ce n’est pas que cela, on peut faire l’amour de multiples façons, souligne la Dre Marion Aupomerol. Il est temps de bannir le terme “préliminaires”de notre vocabulaire ! »