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EDITO : Kobe Bryant ou la primauté de l’individu

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By Diana ABDOU

A Los Angeles, dimanche. Photo Jenna Schoenefeld. The New York Times. REA

Successeur obsessionnel de Jordan à la tête d’une Ligue professionnelle nord-américaine de basket (NBA) qu’il domina de 2000 à 2010 dans des proportions presque aussi insolentes que son illustre prédécesseur, Bryant a pris beaucoup de choses à Jordan en dehors du fade away ; de la langue tirée lors des lancers francs jusqu’au sourire narquois à un adversaire qu’il vient d’enterrer. La principale leçon retenue par lui fut cependant celle-ci : le sport comme une entreprise de domination totale, s’exerçant au moins autant sur son environnement proche – coéquipiers, coachs – que sur les parquets. Tous les jours.

Partout, jusqu’à ce que l’autre internalise – c’est-à-dire admette, fût-ce inconsciemment – sa supériorité : le prima d’une attitude mentale, soutenue dans son cas par un régime d’entraînement de bagnard, des séances physiques programmées par lui à 4 heures du matin où il convoquait des entraîneurs sidérés jusqu’à ces séances de shoots désormais mythiques ; parfois jusqu’à cinq ou six heures à prendre des tirs sur une même position calée au centimètre près. Possible que l’étendue du respect suscité par l’ancien Laker parmi ses pairs s’explique ainsi, du moins en partie : pour avoir dominé une NBA figurant déjà par bien des côtés une avant-garde du sport mondial, Bryant a surtout dit quelque chose du sport comme il se pratique aux plus hautes altitudes.

Athlète froid à la morgue et à l’assurance aussi légendaires que son shoot à reculons, le fameux fade away qu’il avait piqué à Michael Jordan, Bryant était devenu depuis sa retraite des parquets en 2016 un type comme vous et moi : amoureux de sa ville (Jordan, lui, détestait Chicago) et prosélyte du sport qui l’avait fait roi, père attentionné – c’est en emmenant sa fille à un match qu’il s’est tué – et interlocuteur agréable, loin de l’image glacée qu’il avait promenée sous nos yeux lors des Jeux de Pékin en 2008. Il faut entendre que Bryant avait tombé le masque. Et que ceux qui dessinent le sport moderne en portent un, littéralement théorisé un jour par Jordan lui-même quand il expliqua son propre état d’esprit lors du tournoi olympique des Jeux de Barcelone, où les Etats-Unis alignèrent pour la première fois tous les plus grands joueurs de leur époque (la fameuse Dream Team : Magic Johnson, Karl Malone, John Stockton, Larry Bird, Charles Barkley…) pour remettre leur pays au centre de l’échiquier international : «De la première minute du rassemblement avec l’équipe jusqu’au moment où on s’est quittés après la victoire, je n’ai eu en tête qu’une chose : montrer à mes “coéquipiers” que j’étais plus fort qu’eux et que je les dominerais ensuite jusqu’à ma retraite. Je devais rentrer dans leur tête. Et j’y suis parvenu.»

Pas une superstar du sport qui n’ait rendu hommage à l’ex-basketteur des Lakers de Los Angeles Kobe Bryant, disparu dans un accident d’hélicoptère sur une colline de Calabasas (Californie), dimanche, avec sa fille et sept autres personnes : de Tiger Woods à Rafael Nadal, de Teddy Riner à son ex-coéquipier Shaquille O’Neal que Bryant avait pourtant chassé de la franchise angelenos en 2004 («c’est lui ou moi»), la variété et la profondeur des hommages n’ont jusqu’ici eu aucun équivalent à travers le monde.

Ce qui revient à dire qu’il a raconté son époque : tout, dans la carrière du joueur aux cinq titres NBA, raconte la primauté de l’individu sur le dessein collectif. En 2004, son entraîneur, Phil Jackson, intercède auprès du propriétaire des Lakers pour garder O’Neal et se séparer d’un joueur égocentrique : tout garant de l’équilibre collectif qu’il est, Jackson sera déjugé. A l’autre bout du spectre, Bryant prendra sa retraite en avril 2016 à l’issue d’un match face aux Jazz de l’Utah, où il inscrira 60 des 101 points de son équipe. Une orgie offensive concluant une séquence de plusieurs mois qui auront vu le joueur finissant polluer les résultats de son équipe au fil d’une tournée d’adieux où il se voyait «dire au revoir à chaque salle, chaque arceau, chaque filet» des panneaux de basket du continent. Cette mégalomanie dit son temps : non seulement la superstar du sport est devenue plus grande que le cadre collectif où elle s’inscrit censément, mais elle est parfois – Roger Federer, Usain Bolt, Teddy Riner, Lionel Messi – plus puissante et forte médiatiquement que le sport où elle exerce. Une course folle que rien ne semble pouvoir ralentir. Quand il a quitté les parquets, Bryant a désarmé. Et laissé libre cours à une personnalité autrement plus solaire et paisible que celle, sombre et carnassière, d’un Jordan qui l’aura tant inspiré. Et qui, in fine, est le sport de haut niveau même.

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